CHAPITRE VI

L'homme avait les cheveux blancs, mais un visage étonnamment jeune. Il s'occupa de Corin avec dévouement et douceur ; à cause de ses mains détruites, il avait besoin de l'aide de Carollan.

Taliesin. Brennan et Hart avaient entendu parler de lui, même s'ils ne l'avaient jamais rencontré. Il était ihlini, autrefois serviteur du Seker, harpiste de Tynstar puis de son fils. Désormais, il vivait en ermite, avec pour seule compagnie le rejeton sourd-muet de Karyon.

Hart regarda les mains du musicien. Il pouvait faire quelques mouvements simples, mais tout ce qui réclamait du doigté et de la souplesse lui était impossible.

Puis Hart posa les yeux sur son moignon. Il détestait l'absence de sa main, sachant que cela le condamnait à vivre loin de son peuple. Malgré son lien avec Rael, l'idée qu'il ne pourrait plus jamais voler le rongeait. Il aurait peut-être pu faire quelques bonds disgracieux, mais sautiller comme un poulet quand on avait été un rapace...

Hart ferma les yeux. Il était si fatigué... Il avait besoin de nourriture, de repos, d'un répit...

Brennan lui effleura l'épaule. Il leva les yeux vers son frère et vit dans son regard que lui aussi avait souffert.

Strahan nous a atteints tous les trois...

Taliesin soupira et se releva, quittant enfin le chevet de Corin.

— Il se remettra, dit-il. Il a lancé le processus, en se forçant à vomir. La potion que je lui ai administrée calmera la sensation de brûlure, en attendant qu'elle passe d'elle-même. Heureusement qu'il n'a bu qu'une coupe ; sinon, nous aurions eu du mal à le récupérer. Quant à ses jambes, elles guériront avec le temps. Mais le temps est sans doute ce qui vous manque le plus. Si je pensais que vous accepteriez de partir sans lui, je vous dirais de rentrer au plus vite à Homana-Mujhar.

— Pourquoi ? demanda Brennan, alarmé. Y a-t-il un problème à Mujhara ?

— Rien que votre retour ne puisse pas régler, au moins en partie. Votre cousin a fait pas mal de dégâts. Les clans s'agitent.

— Il a fait ce qu'il avait dit, cet abruti ! s'exclama Brennan.

— Qu'avait-il dit ? demanda Hart. Eclaire ma lanterne, rujho !

— Il a juré de renier la Prophétie parce qu'il refuse de reconnaître que les Cheysulis et les Ihlinis devront un jour cohabiter, afin de mêler les lignées.

— Ma foi, l'idée ne me réjouit pas outre mesure, dit Hart, mais de là à renier la Prophétie...

— Pourtant, Tiernan l'a osé, dit Taliesin. Mes sources sont positives.

— Que disent-elles ?

— Que Tiernan a quitté son clan. Il a détruit son pavillon et demandé au shar tahl de rayer sa rune de naissance des registres. Il rassemble les mécontents à travers Homana, pour les rallier à la cause des a'saii.

— Qu'espère-t-il accomplir ainsi ? dit Hart.

— Scinder les Cheysulis en plusieurs factions. Niall a fait ce que j'attendais, quand je lui ai dit la vérité. Il ne pouvait plus croire à la méchanceté innée des Ihlinis, alors qu'une partie d'entre nous seulement adore Asar-Suti. Ian et lui ont reconnu que notre peuple a ses qualités, et que le mélange des lignées n'est pas chose impossible. Certains d'entre vous ont déjà fait un enfant à une Ihlinie.

— Pas un Premier-Né, dit Brennan. Et pas de mon plein gré.

— Vous avez couché avec Rhiannon sans y être forcé, dit Taliesin. Il est vrai que vous n'étiez pas au courant de sa véritable nature.

— Devons-nous en conclure que les Premiers-Nés feront leur apparition à la suite de tricheries de ce genre ? demanda Brennan. Je ne suis pas Tiernan, mais j'ai du mal à croire que le jour viendra où les Cheysulis et les Ihlinis vivront en paix.

— Ou feront des enfants ensemble ? Voici ma prophétie, dit Taliesin d'une voix distante. Un jour viendra où un prince de la Maison d'Homana prendra volontairement pour épouse une Ihlinie, née d'Asar-Suti...

— Non, firent deux voix.

— ... et de cette union naîtra l'enfant appelé le Premier-Né, le garçon qui héritera du trône en temps voulu.

— Voici ce que Tiernan combat, dit Hart.

— Vous joindrez-vous à lui, demanda le harpiste, ou accepterez-vous votre place dans la Prophétie ?

— Je n'y ai pas de place. Je suis un homme sans clan qui n'épousera personne.

— Et Solinde est un royaume sans roi. Quoi que vous pensiez de moi parce que je suis ihlini, je reste un homme qui aime son pays. La Maison de Solinde est sur le déclin. Il est temps que se crée une nouvelle Maison, bâtie sur des fondations solides. Vous feriez l'affaire, je pense.

— Je suis cheysuli, commença Hart.

La voix lui manqua. Brennan vint à son secours, expliquant ce qui était trop douloureux à dire tout haut.

— Taliesin, vous ne comprenez pas. Notre coutume, aussi barbare qu'elle paraisse, est qu'un guerrier mutilé, incapable de remplir les devoirs qui lui incombent, doit quitter volontairement son clan.

— Et sa famille, à moins que ses membres ne choisissent de l'accompagner dans son exil.

— C'est une dure coutume, effectivement.

— Née de la nécessité, continua Hart. La loi de la survie. Les faibles risquent d'entraîner les forts à leur perte.

— Je ne discuterai pas le fait que cette coutume a pu, autrefois, être nécessaire. Nous avons dû aussi accepter certaines choses difficiles afin de survivre. Mais les temps ont changé. Hart n'est pas un simple guerrier, il est aussi prince de Solinde. De plus, vous pourriez considérer qu'il y a peut-être une raison à tout cela.

— Le tahlmorra, dit Brennan. C'est ainsi que nous l'appelons.

— Dans ce cas, vous pouvez affirmer devant le Conseil du clan qu'il n'est plus nécessaire d'adhérer aussi étroitement à une coutume ancienne. Le moment est venu de changer : un homme ayant perdu un membre peut avoir son utilité.

Hart regarda Brennan, mesurant ce qu'un tel changement pourrait signifier pour lui, et pour d'autres ayant le même problème. Pourtant, il s'interdit de trop espérer. Le Conseil et les shar tahls protégeaient férocement les coutumes cheysulies. C'était ce qui rendait leur race différente, et si difficile à détruire.

— Le besoin n'existe plus, c'est vrai, dit Brennan d'un ton pensif. La perte d'une main n'empêcherait pas Hart de remplir ses fonctions... Si j'allais devant le Conseil du clan...

— Nous sommes en paix, rujho. Mais en temps de guerre ?

— Il n'y aura plus de guerre. Avec Corin à Atvia et Keely mariée à Sean, qui peut nous attaquer ? Solinde ? Déclarerais-tu la guerre à ton rujholli ?

Hart soupira.

— Pas plus qu'à mon lir.

— Ainsi, la Prophétie est presque accomplie. Vous êtes trop impliqués pour le voir. Mais voici les quatre royaumes unis dans la paix.

— Il nous reste les deux races ayant les dons des anciens dieux, dit Brennan. Peut-être ceux-ci ont-ils sous-estimé la haine existant entre Cheysulis et Ihlinis...

— Je crois que les dieux connaissent la force de ce ressentiment. Mais un jour, les enfants doivent dépasser ces querelles. Il en ira de même pour les Ihlinis et les Cheysulis. ( Le harpiste se dirigea vers la porte. ) Il vous revient d'invoquer la magie de la terre pour guérir les jambes de Corin. Vous n'avez pas le temps d'attendre qu'elles se cicatrisent naturellement. Je vais vous laisser, afin que ma présence ne vous gêne pas.

— Dieux, dit Hart quand la porte se referma, je suis si fatigué que je ne sais pas si j'y arriverai.

— Pour Corin, nous devons le faire.

Brennan s'agenouilla près de Sleeta.

Nous sommes tous si épuisés... Pourtant, nous devons faire preuve de courage...

Tu auras la force nécessaire, dit Sleeta.

Brennan et Hart allèrent au chevet de Corin. Carollan leur céda la place, s'installant sur le tabouret de Taliesin.

— Je n'ai jamais fait ça, dit Hart, nerveux.

— Moi non plus ; mais nous savons comment procéder. Viens avec moi, rujho...

Rapidement, il plongea dans la magie de la terre. Trop rapidement.

Lir. Lir.

Sleeta était avec lui, le rassurant.

Hart ! cria-t-il. J'ai besoin de toi, rujho...

Soudain, son frère apparut dans le lien mental, aussi effrayé que Brennan. Il laissa échapper un rire intérieur : deux guerriers terrorisés, essayant de guérir Corin en utilisant un pouvoir qu'ils connaissaient à peine...

Ils descendirent de plus en plus profondément. Au centre de terre, où existait une puissance sans limites. Aidez-nous, dit Brennan à la puissance.

Nous avons besoin de vous pour rendre la santé à notre frère. Il a été touché par Asar-Suti. Montrez au Seker que votre pouvoir est supérieur au sien.

Au cœur de l'univers, la puissance bougea. Elle les projeta vers le « haut » et emplit l'homme souffrant d'une force nouvelle. Les os brisés guérirent ; les tendons se dénouèrent ; les vaisseaux s'emplirent d'un sang neuf, débarrassé du feu du Seker.

Puis la puissance se retira. Ils redevinrent de simples mortels, épuisés et sales, mais sachant qu'il n'était pas encore temps de se reposer.

— Nous partirons au matin, dit Brennan d'une voix rauque. Nous ne pouvons pas perdre un moment de plus.

— Demain matin, acquiesça Hart.

Il s'endormit aussitôt.

Si notre jehan nous voyait..., dit Brennan à Sleeta, en la caressant.

Il pleurerait de joie, dit le lir.

L'aube venue, ils firent une toilette sommaire. Les raffinements attendraient...

Brennan rapporta à ses frères tout ce qu'il savait sur Tiernan et sa traîtrise. Puis chacun expliqua comment Strahan s'était emparé d'eux, jouant sur la luxure, l'avidité ou l'ambition. Ils exposèrent les anciens ressentiments, les émotions cachées et les pulsions véritables, afin de régler une fois pour toutes leur passif. Au moment de partir, ils étaient en paix avec eux-mêmes.

Taliesin examina le moignon de Hart, puis il déclara qu'il était guéri mais que les douleurs persisteraient.

— La perte d'un membre n'est pas pleinement comprise par l'esprit humain, dit-il. Il faudra du temps avant que vous cessiez de tendre la main vers quelque chose en pensant que vos doigts vont l'attraper. Je suis désolé, Hart, mais il n'y a rien à faire. Même les dieux ne peuvent pas restaurer ce qui a été totalement détruit.

— Asar-Suti l'aurait fait, dit Hart. Du moins, c'est ce que prétendait Strahan. C'était le prix de ma trahison.

— Un prix que vous n'étiez pas décidé à payer. Vous avez fait ce qu'il fallait. Essayez de ne plus y penser. Souvenez-vous de cela : même si Brennan ne parvient pas à faire changer d'avis le Conseil du clan, les coutumes sont différentes à Solinde. Nous ne rejetons pas les gens à cause d'un handicap comme le vôtre. ( Il se tourna vers Brennan et Corin. ) Vous ne devriez pas gaspiller davantage de lumière diurne. Caro vous a préparé de l'eau et de la nourriture. Allez-y.

— Vous êtes certain que Strahan ne vous punira pas pour nous avoir aidés ?

— Il ne sait pas où je suis. J'ai placé des enchantements de protection autour de moi. Il doit être bien occupé à calmer le Seker, qui n'aime pas ceux qui échouent. Mais ne vous y trompez pas : un jour ou l'autre, il essaiera encore de vous nuire.

— Nous devrions y aller, dit Corin.

Ils remercièrent amplement Taliesin en le quittant. Puis ils prirent le chemin du retour, trois hommes touchés par les dieux et leurs lirs ; la panthère, le renard et le faucon.

Les enfants des dieux.